Concrètement, qu’est-ce qu'un changement de perspective ?
C’est la faculté de pouvoir se mettre « dans la peau » de quelqu’un d’autre. Cela implique d’avoir conscience de ce que l’autre pense, de ce qui le motive et de comment il va se comporter selon les circonstances. Mais aussi de découvrir les raisons se cachant derrière les comportements de l’interlocuteur. Ces dernières sont-elles de nature cognitive ou cachent-elles une autre motivation ?
Quelle est la différence entre « cognitif » et « motivé » ?
Chaque personne a ses propres croyances fondamentales, appelées « Beliefs » en économie. Une croyance cognitive naît d'une conviction, se reposant elle-même sur les informations reçues. Alors qu’une croyance motivée se base quant à elle sur l’intérêt personnel : je souhaite croire quelque chose ou ne pas le croire, car je vois un avantage pour moi-même dans cette attitude.
Qu’est-ce que cela implique, par exemple, lors des interactions entre un dentiste et son patient ?
Supposons qu’un patient néglige de prendre soin de ses dents. Si nous partons du principe qu’il s’agit d'une croyance cognitive, le dentiste pourra convaincre son patient de l’importance d'une bonne hygiène dentaire en lui fournissant des informations dans ce sens. Que ce soit en lui parlant de sa santé ou en avançant des arguments esthétiques, par exemple.
Qu’en serait-il, au contraire, dans le cas d’une croyance motivée ?
On est en présence d'une croyance motivée lorsque, par exemple, un enfant refuse de se laver régulièrement les dents car il trouve tout simplement cela ennuyeux. Dans ce cas, inutile de tenter de l’informer. Le mieux est de modifier son système de motivation. On peut, par exemple, ici lui parler de « la petite souris des dents » qui lui offrira un petit cadeau s’il se lave bien les dents.
Dans les deux cas, l’objectif est bien d’entraîner un changement de comportement...
Bien entendu. Le changement de perspective permet d’identifier les intérêts de l’autre et de réagir en conséquence. Mais il n’y a pas que le point de vue de notre interlocuteur, il y a également nôtre propre perspective.
C’est un peu étrange...
Adopter sa propre perspective n’est ni pathologique, ni étrange. Cela fait partie de l’existence humaine d’avoir plusieurs identités qui évoluent au fil de la vie et ne restent pas systématiquement constantes.
De quelles identités s’agit-il ?
Il existe, par exemple, une identité de genre, une identité familiale, une identité professionnelle et bien d’autres encore. L’identité que nous adoptons en fonction de la situation déterminera notre comportement. Ces différents rôles sont particulièrement marqués dans l’environnement familial. Les grands-parents se comportent ainsi différemment dans leur rôle de grands-parents que dans leur rôle de parents envers leurs propres enfants.
Ce changement d’identité peut-il être contrôlé ?
Nous devons tenter d’être clair quant à l’identité que nous adoptons dans différentes situations de vie. Il est, par exemple, extrêmement important d’être conscient de l’identité avec laquelle nous prenons des décisions. Les personnes qui, en adoptant leur propre perspective, prennent conscience de l’identité choisie ont généralement plus de succès car elles sont en mesure d’adapter leur comportement en fonction de la situation vécue.
Avoir son propre cabinet dentaire – Une perspective d’avenir possible
Monsieur Fehr, les plans de carrière de nombreux jeunes dentistes ont changé. Alors que, par le passé, la plupart d’entre eux souhaitaient ouvrir leur propre cabinet un jour, ils ont désormais tendance à rester salariés toute leur vie. Comment pouvez-vous l’expliquer ?
Cela a possiblement à voir avec le fait que les jeunes sont de moins en moins disposés à travailler durement. Le marché du travail est actuellement un marché d’employés. Cela permet à de nombreux actifs de gagner autant, voire plus en travaillant moins.
Ceci vaut-il aussi pour les dentistes salariés ?
Il est certain que, en tant que salariés, ils génèrent ainsi un revenu élevé par rapport à bien d’autres actifs d’autres secteurs. Ils jouissent de la sécurité de l’emploi et se montrent satisfaits des avantages d’un emploi fixe. Ils sont soumis à un système de motivation totalement différent de celui des dentistes visant le statut d’indépendant.
Comment motiver les dentistes qui hésitent à se tourner vers la perspective d’avenir de devenir indépendant ?
Ceux-ci ont besoin d'un autre système de motivation, un système qui n’est plus essentiellement caractérisé par les aspects financiers ou de sécurité. Il va de soi que l’argent joue toujours un rôle important ; cependant, outre l’attrait financier, il existe d’autres incitants de nature sociale ou psychologique. C’est un tout. En économie comportementale, on parle de complémentarité.
Quels sont les motivations pouvant les mener à fonder leur propre cabinet dentaire ?
Un argument fort, est la liberté et la flexibilité qu’implique le statut d’indépendant. Les possibilités de gérer sa vie et son travail doivent ici être placées au premier plan. Des expériences de l’université de Zurich ont montré que de nombreuses personnes sont prêtes à payer un prix élevé pour jouir de ces libertés, comme renoncer à leur sécurité et prendre des risques entrepreneuriaux.
Les dentistes sont, avant toute chose, de la main-d'œuvre extrêmement qualifiée. Doivent-ils être entrepreneurs pour être indépendants ?
Nous en revenons au thème des identités. On pourrait parler de deux identités : celle du médecin dentiste et celle de l’entrepreneur. Il est certain que les dentistes doivent accepter cette identité d’entrepreneur s’ils souhaitent eux-mêmes se lancer comme indépendants. L’identité d’entrepreneur présuppose une faible aversion face aux risques, mais aussi une réelle envie de fournir des efforts supplémentaires.
L’identité d’entrepreneur exige également une perspective administrative...
C’est ainsi. En étant indépendant, on doit prendre d’importantes décisions administratives qui devraient, idéalement, être prises avec l’identité d’entrepreneur et non avec l’identité de dentiste. C’est avec de telles décisions que dépend la rentabilité du cabinet dentaire.
On en revient donc à l’attrait financier ?
Plutôt à la complémentarité déjà mentionnée entre différents attraits. Néanmoins, de nombreuses personnes actives dans le secteur médical estiment que, de penser en termes de rentabilité n’est pas dans l’intérêt des patients. C’est plutôt le contraire : un honnête commerçant – ou dentiste dans son identité de commerçant – est un commerçant qui, dans la majorité des cas, agira dans l’intérêt de son client, ou de son patient.
Selon vous, quelles sont les chances de réussite des dentistes se lançant dans un projet d’indépendant ?
La gestion d'un cabinet dentaire est nettement moins risquée et les potentiels de rendement sont nettement plus élevés que dans d’autres secteurs. Les perspectives de réussite sont donc nettement meilleures. Sur le long terme, les dentistes, dont les cabinets se portent bien, capitalisent sur une valeur de revente pour le futur. Les dentistes salariés devront quant à eux se satisfaire des prestations habituelles de leur prévoyance vieillesse.
Le changement de perspective comme facteur de réussite au quotidien
Monsieur Fehr, comment un changement de perspective peut-il influencer positivement les interactions entre le ou la dentiste et son ou sa patiente ?
Il ne suffit pas d’ausculter la bouche des patients, de poser un diagnostic et de commencer le traitement. Changer de perspective implique d’adopter le point de vue du patient et de déterminer ses préférences et son échelle de valeur.
Et concrètement ?
Le ou la dentiste doit, au cours de la conversation, déterminer quel est le rapport du patient avec sa dentition. Quelle importance accorde-t-il au fait d’avoir de belles dents saines, p. ex. dans le cadre de son travail ? Est-il prêt à investir dans ses dents et, si oui, sur quelle durée ? Ses réponses montrent quel traitement peut lui être proposé.
Une visite chez le dentiste n’est généralement pas considérée comme une expérience positive. Comment un changement de perspective peut-il faire changer cela ?
Je ferais une différence : avoir un contact régulier avec son dentiste en vue d’assurer son hygiène dentaire n’a, en soi, rien de négatif. Ce n’est pas la visite en elle-même qui fait peur, mais bien le fait qu’il puisse y avoir un problème.
Et pourtant, les visites chez le dentiste sont plutôt connotées négativement, non ?
Lorsque l’on prend volontiers soin de ses dents, on peut aborder ces contrôles de manière décontractée car les retours devraient être positifs. En revanche, ce n’est pas le cas des patientes et patients qui négligent leurs dents. La question est de savoir comment on peut parvenir à traduire cela en un élément de feedback positif.
Comment y parvenir ?
Ici aussi, un changement de perspective est nécessaire. Aucun patient ne souhaite entendre qu’il n’a pas pris correctement soin de ses dents. En réaction, il repousse mentalement son prochain rendez-vous de deux mois.
Quel serait un élément de feedback positif ?
Il serait positif de dire quelque chose comme : « Je vois que vous avez fait des efforts pour vos dents. Vous pouvez cependant faire mieux. Poursuivez vos efforts. »
Tout le monde sait pourtant que de nombreux traitements dentaires sont désagréables pour le patient, quel que soit le professionnalisme ou le soin apporté par la ou le dentiste C’est un autre facteur qui pousse à percevoir les visites chez le dentiste comme une expérience plutôt négative.
On se sent toujours un peu démuni lorsque l'on prend place dans le fauteuil du dentiste et que l’on doit supporter des sensations désagréables, et même parfois douloureux. C’est la nature même de la chose et on ne peut que difficilement y changer quelque chose. À la fin du rendez-vous, la ou le dentiste a cependant une chance de faire en sorte que le traitement laisse une impression positive.
De quelle façon ?
Les cinq dernières minutes doivent laisser un souvenir positif, car ce sont les moments positifs qui restent gravés dans la mémoire. L’empathie joue un rôle important dans le changement de perspective. Il est possible, par exemple, d’amener la personne sur une note positive en se montrant sympathique, en la remerciant pour sa patience ou encore pour sa confiance.
Des interactions sociales entre la ou le dentiste et ses collaborateurs sont également très présentes. Et ceux-ci interagissent également de manière intense avec les patients. Que peut apporter le changement de perspective dans le cadre de la gestion du personnel ?
Les collaborateurs qualifiés aiment avoir leur mot à dire. Ils sont bien plus motivés lorsqu’on ne les laisse pas simplement accomplir leur travail, mais qu’on les implique également dans l'évolution de l’entreprise. Par exemple, en les amenant à proposer des idées ou des suggestions d’amélioration et ainsi faire progresser le cabinet. C’est là le premier élément.
Et l’autre ?
Lorsque les collaborateurs parviennent à adopter le point de vue de leurs patientes et patients et à adapter leur propre comportement en conséquence, les patients sont satisfaits. Il en résulte une nouvelle interaction, une sorte de dynamique positive : la prise de perspective du patient rend le patient heureux et des patients heureux rendent l'équipe du cabinet heureuse.